Diplomatie du séisme : quand un tremblement de terre rebat les cartes en Turquie et Syrie
Début février 2023, un séisme violent a frappé l’Est de la Turquie et une partie de la Syrie, créant un chaos dans ces régions et redistribuant les cartes en matière de relations internationales. Explications sur la théorie de la diplomatie du séisme.
Le 30 octobre 2020, le journal Marianne titrait : « L’espoir de la diplomatie du séisme entre Athènes et Ankara. » Un violent séisme d’une magnitude de 7 sur l’échelle de Richter venait de tuer une douzaine de personnes à Izmir, en Turquie, et deux lycéens sur l’île de Samos, en Grèce. A travers sa formule, le journal évoquait les possibles rapprochements entre deux pays sous tension, notamment avec l’envoi de navires turcs destinés à sonder de possibles exploitations d’hydrocarbures dans les eaux territoriales grecques. Et effectivement, c’est ce qu’il s’est passé : aux provocations du président Erdogan, ont suivies les formules de solidarité d’Athènes vis-à-vis d’Ankara.
Le terme « Diplomatie du séisme » revient donc à qualifier les changements de paradigme suite à un tremblement de terre. La Grèce et la Turquie ont l’habitude d’osciller entre déclarations d’hostilité et de soutien. Déjà en 1999, un séisme avait fait 17 000 victimes personnes en Turquie trois semaines avant qu’un autre ne vienne frapper Athènes et causer la mort de plusieurs dizaines de personnes. Ce double épisode avait enterré la crise d’Imia, qui datait de 1995. On a aussi vu des échanges entre les deux pays lors d’épisodes de grands incendies ces dernières années. Lorsque les catastrophes naturelles éclatent, les tensions géopolitiques régionales ont donc tendance à être apaisées, quitte à ce qu’elles reprennent plus tard.
Le spectre des élections législatives en Turquie
En effet, si le séisme de 2020 avait un temps freiné les tensions, il n’avait pas fallu deux ans à Erdogan pour “tancer” de nouveau son voisin grec. Réagissant au passage de certains avions grecs dans l’espace aérien turc, le président turc a asséné l’avertissement suivant en septembre 2022 : « Grèce, souviens toi d’Izmir », faisant référence à la fuite précipitée des populations grecques vivant depuis plusieurs siècles sur l’actuel territoire turc (au total, plus d’un million de personnes avaient été déportées vers la Grèce et 600.000 turcophones vers la Turquie au cours de ce que l’on appelle tragiquement « la grande catastrophe »). Une diatribe vécue violemment du côté des Grecs.
Aussi, à mesure que se rapprochaient les élections législatives en Turquie (14 mai 2023), on a vu le président Erdogan de plus en plus offensif sur la scène internationale afin de faire valoir la puissance turque et donc, la réussite de ses décennies au pouvoir. Se voulant médiateur entre Russes et Ukrainiens, provocateur vis-à-vis de la Grèce ou carrément ingérant dans les affaires syriennes en envoyant ses troupes au-delà de la frontière pour mener la guerre aux Kurdes, Erdogan avançait avec une idée en tête : montrer la puissance de la Turquie sur la scène internationale et ainsi crédibiliser son bilan aux yeux de son peuple.
Seulement, le double séisme du 6 février 2023 est venu tout bousculer. Si le séisme de 2020 avait été violent, ceux de février ont été enregistrés à une magnitude située entre 7,5 et 7,9 sur l’échelle de Richter. Bilan : 50.000 morts (44.374 en Turquie et 5951 en Syrie), selon les chiffres officiels, mais au moins le double, selon le dernier rapport fourni par le Conseil de l’Europe.
Un caillou dans la chaussure de l’AKP
Cet écart entre les chiffres traduit encore davantage l’enjeu que représente cette catastrophe pour le pouvoir turc. A quelques semaines des élections, les Turcs se sont sentis trahis par leur propre gouvernement, estimant qu’il n’a pas assez anticipé ce type de catastrophe, notamment en autorisant des constructions non-réglementaires dans une zone particulièrement sismique. L’AKP, le parti au pouvoir en Turquie, fait donc tout pour minimiser les conséquences afin de ne pas payer le prix fort dans les urnes.
Seulement, ce séisme est un gros caillou dans la chaussure du gouvernement, à l’heure où il martelait sa réussite sur la scène internationale. En effet, la réalité est tout autre : malgré une aide massive allouée aux victimes et à la reconstruction de la région la plus touchée, Ankara a dû se tourner vers l’aide internationale : plus de 80 pays, dont les vieux ennemis (Grèce, Israël ou Arménie), ont répondu présents. Les Etats-Unis, venus sur le sol turc par l’intermédiaire du secrétaire d’Etat Anthony Blinken, n’ont pu que constater l’affaiblissement de la Turquie. Une manière de pouvoir exercer un peu plus de pression sur Ankara au sujet de certains sujets sensibles (Russie, Libye, mer Egée ou Haut-Karabagh). Comme le résume un éditorialiste grec du journal To Vima, « la mégalomanie [turque] a été enterrée dans les ruines des immeubles mal construits ».
La Syrie, gagnante dans le drame
A l’inverse, de l’autre côté de la frontière, le président syrien Bachar al Assad se frotte les mains. La levée des sanctions occidentales qu’il réclamait en vertu de l’appel à l’aide humanitaire lui permet de sortir de son isolement diplomatique (bien que les aides parvenaient tout de même en Syrie avant la levée des sanctions). Faisant les yeux doux du côté de la Ligue arabe dont la Syrie a été exclue en 2011, le président est sur le point d’être réintégré au concert des nations arabes, en attendant l’aval de l’Arabie saoudite, son dernier obstacle. Au final, Bachar al Assad semble s’en tirer à bon compte après un épisode de douze ans de guerre civile qui ne l’a pas vu quitter le pouvoir. Les milliers de morts victimes du séisme servent finalement ses intérêts.
La diplomatie du séisme, comme toute diplomatie, fait basculer les uns et les autres vers de nouveaux destins. Pour le meilleur d’un point de vue de Damas, pour le pire d’un point de vue d’Ankara. Et si l’AKP perdait les législatives, on mesurerait à quel point les caprices de la Terre peuvent autant influencer le destin des hommes qui pensent tout contrôler. Quand la nature reprend ses droits, rien ni personne ne peut lui résister. Et l’humain s’adapte.
Sources des photos : zonebourse.com – lepoint.fr – euronews.com – lemde.fr – bfmtv.com