La Thaïlande et le reste du monde: une vision schizophrène
Le double attentat perpétré à Bangkok au mois d’août est un symptôme des relations ambiguës qu’entretient la Thaïlande avec l’étranger et les étrangers.
Le 17 août 2015, peu avant 19 heures, une bombe explose en plein centre de Bangkok, au sanctuaire d’Erawan, un temple hindouiste. L’engin explosif, chargé de 3 à 5 kilogrammes de TNT, était placé dans un sac à dos. Le quartier est alors bondé. Le temple, à ciel ouvert, se trouve au pied du métro aérien, dans un lieu très prisé des touristes, des expatriés et des locaux, entre centres commerciaux et hôtels. Bilan : 20 morts et 125 blessés. Les caméras de surveillance permettent d’identifier le jeune homme qui avait déposé le sac. Son portrait robot est diffusé sur toutes les chaines de télévision et une récompense est offerte à qui aidera à le capturer.
Le lendemain, une deuxième charge explose près d’une station de métro. La bombe aurait été jetée depuis un pont. Elle ne fera, cette fois, pas de blessé.
Le but était de fragiliser le tourisme
Pour le gouvernement comme pour beaucoup de Thaïlandais, les étrangers c’est « je t’aime moi non plus ». Depuis son accession au pouvoir, la junte met la pression sur les consulats et les services d’immigration locaux pour freiner l’installation d’étrangers dans le royaume. Ils se montrent plus exigeants sur les ressources financières des retraités, multiplient les contrôles sur les entreprises embauchant des étrangers, diminuent la durée des visas étudiants et interdisent le cumul d’exemptions de visas pour les touristes.
Mais lorsqu’un attentat vise un lieu fréquenté par les touristes et les expatriés, le gouvernement de Bangkok tremble. Pour le ministre de la Défense Prawit Wongsuwan, pas de doute : les attentats de Bangkok ont pour but de fragiliser l’économie et le tourisme. La majorité des victimes sont Philippines et Chinoises, deux communautés très présentes en Thaïlande.
Une économie très dépendante de l’étranger
Il faut dire que malgré ses politiques protectionnistes et son nationalisme exacerbé, la Thaïlande a basé une grande partie de son économie sur ses relations avec l’étranger et les étrangers.
Grande exportatrice de matières premières (notamment de riz), le pays, dont la main d’œuvre est peu onéreuse et les infrastructures performantes, est également un lieu de production très prisé des entreprises étrangères. Le secteur automobile thaïlandais, par exemple, figure parmi les principaux au monde. On produit en Thaïlande plus de voitures qu’en France alors qu’il n’existe aucune marque de voiture thaïlandaise.
Le tourisme quant à lui représente 10% du PIB du pays. Les 25 millions de personnes qui visitent chaque année Bangkok, les montagnes du nord, mais surtout les îles paradisiaques du sud de la Thaïlande sont de grands pourvoyeurs de devises. Beaucoup d’emplois directs et indirects dépendent de ce secteur dont le potentiel est énorme surtout depuis l’émergence du tourisme régional en Asie (principalement en provenance de Chine).
Le coup d’Etat est un frein à l’économie
La présence d’expatriés, d’investisseurs et de touristes étrangers en Thaïlande est donc très importante pour le bon fonctionnement de l’économie. Mais l’attractivité du pays est sans cesse mise à rude épreuve du fait de son instabilité politique.
Même s’il ne s’est pas fait dans la violence, le coup d’Etat de l’an dernier a eu un impact certain sur le tourisme et sur les investissements étrangers. La fréquentation touristique a chuté de 6,6% en 2014. L’instauration d’un couvre-feu entre 22 heures et 5 heures du matin avait par exemple refréné les vacanciers les plus festifs. La mesure a d’ailleurs été levée en premier dans les lieux les plus touristiques. A contrecœur sans doute, la junte tente de choyer ses expatriés, et surtout ses touristes.
Une contestation endormie
Traditionnellement, le peuple thaïlandais n’est pas un peuple contestataire. Connus pour leur légendaire détachement et leur capacité à éviter le moindre conflit, rares sont les Thaïlandais qui s’expriment publiquement sur les sujets politiques. D’abord parce que cela est mal vu! L’éducation morale stricte dispensée dans les écoles thaïlandaises met l’accent sur le respect inconditionnel des personnes jugées supérieures, à commencer par le roi et les représentants du culte bouddhiste. Penser différemment, remettre en cause ce que dit un professeur, voire poser des questions sont des attitudes couramment punies dès le plus jeune âge.
Mais la dissidence est aussi réprimée dans le monde des adultes. En plus d’être l’un des derniers pays au monde à punir le crime de lèse-majesté, l’opposition au pouvoir de la junte militaire est également réprimandée. Certaines personnalités politiques, journalistes, universitaires ou encore bloggeurs ont ainsi été invitées par le pouvoir militaire à des séances de « redressement de comportement ».
Les médias d’opposition ont tout simplement été fermés et le visage du premier ministre putschiste s’affiche régulièrement en prime time sur les téléviseurs de tous les Thaïlandais.
Dans la rue aussi, les signes choisis pour montrer une opposition au coup d’Etat (montrer trois doigts de la main à la manière de Hunger Games ou encore lire en public le livre « 1984 » de George Orwell) ont été interdits. Certains ont tenté… ils ont été arrêtés !
Une enquête très lucrative
Après les attentats de Bangkok, beaucoup de regards suspicieux se sont donc tournés vers l’opposition au coup d’Etat et notamment vers les chemises rouges. Certains se questionnent d’ailleurs sur les motivations de Panthongtae Shinawatra, le fils de l’ancien Premier ministre, qui a versé à la police thaïlandaise une récompense de 170.000 euros pour « renforcer le moral des responsables ». Cette somme s’ajoute aux 75.000 euros promis par la police à toute personne permettant l’arrestation du suspect filmé par les caméras de vidéosurveillance. Elle l’a finalement reversé à ses propres membres pour se féliciter de son travail. Alors que la junte s’était promise de lutter contre la corruption, véritable gangrène en Thaïlande, ces récompenses pour des officiers au beau milieu d’une enquête font grincer quelques dents.
Un attentat pour venger des réfugiés ?
De leur côté, les enquêteurs penchent plutôt pour la piste des Ouïgours, une ethnie turcophone et musulmane malmenée en Chine. Le pouvoir de Pékin a, ces dernières années, intensifié sa répression contre toute forme d’expression religieuse non conforme aux prérogatives du régime. Démolitions de croix chrétiennes, conflits sur la nomination du prochain Dalaï Lama, interdiction de faire le ramadan ou de porter la barbe dans certaines régions musulmanes, beaucoup fuient l’empire du milieu pour des terres plus clémentes.
La Thaïlande, qui est géographiquement au centre de l’Asie du Sud-Est, est un pays de transit pour de nombreux réfugiés. Les minorités du Myanmar voisin, notamment les Royinghas qui tentent de rejoindre la Malaisie, les Nord-Coréens qui contournent toute l’Asie pour rejoindre le sud de la péninsule, ou encore les Ouïgours en chemin vers la Turquie… beaucoup passent de manière plus ou moins durable par le « pays du sourire ». Non signataire de la convention de Genève sur cette question, le concept de « réfugié » n’existe pas dans la législation nationale thaïlandaise. Beaucoup de ces migrants sont renvoyés dans les pays qu’ils avaient quittés sans qu’aucune considération ne soit portée aux autres alternatives qui pourraient être offertes par la Turquie ou la Malaisie.
Alors que la Thaïlande se trouve au cœur du projet de l’ASEAN, géographiquement et politiquement, l’attitude égoïste et ultra-souverainiste de Bangkok a tendance à échauffer les esprits. Au mois de juillet déjà, 200 manifestants avaient saccagé le consulat de Thaïlande à Istanbul pour protester contre la déportation d’Ouïgours vers la Chine.
La colère des passeurs
La déportation n’est pas le seul danger encouru par les réfugiés de passage ou installés en Thaïlande. Sans droit, parfois même sans nationalité, beaucoup sont pris dans les filets de trafiquants d’êtres humains et sont exploités sur les bateaux de pêche, dans les champs ou dans les réseaux de prostitution, souvent avec l’aide d’officiels de l’armée, de la police ou des contrôles aux frontières.
Inquiet de la dévaluation de la note de la Thaïlande par le département d’Etat américain dans son rapport annuel sur le trafic d’êtres humains, la junte a mis de gros moyens pour lutter contre ce fléau. Plusieurs charniers ont été découverts depuis le coup d’Etat et des réseaux de passeurs démantelés. La colère de ces passeurs dont certains étaient autrefois protégés par un système fortement corrompu, voilà la troisième piste suivie par les enquêteurs pour l’attentat de Bangkok.
Ne pas réitérer l’erreur de Koh Tao
Mais les autorités marchent sur des œufs lorsqu’il s’agit de communiquer sur cette affaire. Il faut dire qu’une autre enquête, sur l’assassinat de deux touristes anglais sur l’île de Koh Tao, avait essuyé beaucoup de critiques de la part des autorités étrangères et des organisations de défense des droits de l’homme.
Clôturée très rapidement après l’arrestation et l’aveu de deux jeunes travailleurs birmans, l’enquête a rebondi lorsque les deux « coupables » se sont rétractés. Affirmant avoir avoué sous la contrainte et avoir été torturés, les suspects avaient alors, par leur retrait, mis en lumière les conditions troubles dans lesquelles avait été menée l’enquête et surtout les liens obscurs entre mafias, services de polices, et autorités locales de l’île. Ils étaient alors devenus le symbole de la fâcheuse tendance qu’a la justice thaïlandaise à chercher des bouc-émissaire à l’étranger pour ne pas faire perdre la face à sa population. Comme dit le proverbe thaï : mal dansé, on met la faute sur les flûtes et les tambours ! Est-ce que cela sera suffisant cette fois-ci ?
Sources des photos : guim.co.uk / www.nationmultimedia.com / sokheounpang.files.wordpress.com