Le mérite personnel : le nouveau système chinois de surveillance de masse
Le gouvernement chinois avait fait état l’an dernier d’un plan visant à établir un gigantesque système de surveillance de masse à l’échelle nationale. Ce système dénommé « crédit-social » collectera, grâce aux nouvelles technologies et au Big Data, toutes sortes d’informations permettant de noter les individus observés, jusqu’à juger de leur solvabilité. Le plan avait été mis sur la touche, du moins médiatiquement, alors que des projets pilotes étaient à l’étude dans certaines régions de Chine. De nouvelles mesures ont été annoncées dernièrement relançant la viabilité du projet de surveillance des individus selon des barèmes d’évaluation encore flous que les dirigeants chinois espèrent pouvoir mettre en œuvre dès 2020, malgré les réactions mitigées aux expérimentations testées.
Une culture du mérite ou une surveillance encore accrue?
L’objectif déclaré de ce plan ambitieux est, selon Pékin, de construire une « culture de la sincérité », à grand renfort de publicité-slogan dans les grandes villes. Beaucoup d’observateurs doutent des ambitions réelles du parti unique, alors que le gouvernement central peine à contrôler les gouvernements locaux, que la corruption reste très largement répandue, et que la population chinoise ne tolérera pas indéfiniment les nombreux manquements du cadre légal.
Depuis son émergence, le Parti communiste a toujours cherché à contrôler le mode de vie et les opinions de la population. Sous Mao Zedong, des comités de résidents en ville et des comités de village à la campagne surveillaient les comportements des citoyens et les rapportaient à la police locale.
Cette obsession pour la surveillance des citoyens a pris d’autres formes aujourd’hui. L’effort d’étendre le contrôle sur les personnes a conduit dernièrement à une série de campagnes à succès contre la corruption de certains officiels, mais également à renforcer le contrôle sur certaines professions et sur toute action individuelle ou collective jugée subversive. Ce nouveau système pourrait aller beaucoup plus loin en incluant un système de notation pour des infractions de circulation, de fraude ou de non-respect des règles de planning familial. Des interrogations évidentes se posent sur les critères d’appréciation, les institutions qui seraient chargées de les appliquer, et l’impact de ses notes personnelles sur les activités professionnelles des citoyens.
Vers une distribution contraignante de bons et de mauvais points?
Les individus bien notés pourraient jouir de privilèges, alors que les mauvais élèves seraient soumis à plus de contrôles. Les bons élèves pourront par exemple bénéficier d’accès facilité dans les aéroports ou à la location de voitures. Le système devrait également agréger ses nouvelles données individuelles aux demandes de crédit traditionnelles, avec des effets sur les conditions des prêts négociés.
Une culture du mérite personnel se met petit à petit en place dans un empire du Milieu obsédé par la réussite individuelle. Sesame Credit, une émulation du géant Alibaba, sonde déjà les habitudes commerciales des consommateurs chinois, les encourageant à mettre en ligne leurs niveaux d’éducation et des informations juridiques personnelles.
Le système a été essayé dans un quartier de Shanghai, une base de données recensant les activités de la zone avec à la clé des listes de résidents exemplaires. Un autre projet pilote dans la province de Jiangsu répertorie les comportements non-appropriés comme des troubles publics ou des accusations mensongères en catégorisant les citoyens en quatre classes, de A à D, selon leurs comportements. Cette classification a été abandonnée après objections des citoyens, mais le système ne devrait pas disparaître du plan global. Ces notes négatives pourraient déterminer les possibilités d’emprunter, de placer ses enfants à l’école, ou même d’obtenir un rendez-vous galant. Un site de rencontre encourage les utilisateurs à dévoiler leurs notes afin d’attirer des partenaires potentiels.
Des expériences qui ont soulevé des résistances tous azimuts
Le Global Times, un quotidien qui suit ordinairement la ligne éditoriale de l’organe officiel du parti, n’a cependant pas hésité à juger négativement les projets pilotes, y voyant même un avertissement clair pour les autorités chinoises. Il juge notamment que l’ajout des positions politiques des individus observés n’a rien à faire avec le mérite personnel, suggérant que le système soit quelque peu révisé, nécessitant quelques assouplissements, et soit restreint aux activités économiques des individus ou à des composantes sociales plus clairement définies.
Difficile à l’heure actuelle de savoir quand et comment le système sera véritablement lancé, mais la mise en œuvre d’un tel plan de crédit-social a d’ores et déjà été enregistrée dans un document officiel du comité central du Parti. Le plan, qui devrait extraordinairement être étendu à des agences gouvernementales – le gouvernement cherchant à mobiliser le plus d’acteurs possibles au système afin de rallier la population à son application – pourrait être quelque peu révisé. Au moment où le miracle chinois a permis à beaucoup de ses citoyens de s’enrichir et d’accroître leur liberté, le Parti s’inquiète d’une certaine perte d’autorité au risque d’adopter un système déjà imaginé dans 1984, le fameux roman avant-gardiste de Georges Orwell ou, plus près de nous, dans la série britannique Black Mirror.
« Black Mirror » à la chinoise
En effet la série imagine une dystopie dans un monde hyper-technologique où chacun serait noté en fonction de ses interactions sociales. Disponible sur Netflix depuis 2016, elle a reçu un bon accueil critique en Europe et… en Chine où la diffusion de Black Mirror a créé des débats sur les forums et dans la presse. The Beijing News a ainsi présenté la série comme une « apocalypse du monde moderne, aussi désespérante que profonde », alors qu’un journaliste d’Epoch Times, un quotidien chinois publié aux Etats-Unis, y voit les premiers signes du désastre qui attend ceux qui accueillent la technologie en ignorant toute idée de moralité. Alors, au moment où la réalité rejoint la fiction, ce genre d’avertissement ne semble pas ralentir Pékin !
Photos : ft.com / techinasia.com / static.independent.co.uk / zerohedge.com /