C’est devenu une habitude, presque une routine, pour le noyau dur des manifestants de « Stratégie-31 » qui, sept fois par an, se rassemblent dans les principales villes de Russie afin de défendre la liberté de réunion. Tous les mois comptant 31 jours voient ainsi défiler plusieurs centaines, parfois plusieurs milliers de contestataires, qui n’hésitent pas à braver une répression souvent violente.
Chaque 31, immanquablement, le scenario se répète. A mesure que les heures de l’après-midi s’égrènent, la tension devient palpable aux abords de la place Triomphale de Moscou. La présence policière se fait de plus en plus visible et ostensible. Des camions bâchés déversent des flots d’agents armés de matraques et de gaz lacrymogènes. Les menottes qui pendent à leur ceinture laissent présager quelques interpellations. D’autres, dispersés aux quatre coins de la place, sortent micros et caméras. Les manifestants, eux-aussi, commencent à arriver sur les lieux. A 18 heures, les pancartes sont brandies, et le cortège se met en marche aux cris de « La Russie sera libre ! ». Sommations de la police, charge des forces anti-émeute, arrestations plus ou moins violentes mettent fin au rassemblement, tandis que les participants se promettent de réitérer leurs protestations avec la même régularité observée depuis six ans.
Le 31 une date symbolique
Initié en 2009 par des personnalités aux parcours bien différents, le mouvement « Stratégie-31 » entend protester contre les entorses faites à la Constitution russe par le président Vladimir Poutine. Le nom du mouvement, ainsi que la date choisie pour manifester, rappellent aux gouvernants que l’article 31 de la Constitution stipule que « Les citoyens de la Fédération de Russie ont le droit de se rassembler pacifiquement, sans armes, de tenir des réunions, meetings et manifestations, des marches et piquets ». L’absence systématique d’autorisation administrative et les entraves exercées à l’encontre des rassemblements hostiles au pouvoir ont motivé la création de « Stratégie-31 », dont la première marche s’est déroulée le 31 juillet 2009 à Moscou. Depuis, le mouvement a fait tache d’huile, gagnant une soixantaine de villes, dont Saint-Pétersbourg, Irkoutsk, Vladivostok, et Arkhangelsk.
Des forces disparates
A l’origine de « Stratégie-31 », Édouard Limonov, leader du Parti national-bolchevique, dont les inquiétudes relatives à la liberté d’expression sont alors partagées par d’autres acteurs des milieux politique et associatif. D’où la création du mouvement, qui rassemble à la fois des défenseurs des droits de l’homme, le Front Gauche, Solidarnost et le Moscow Helsinki Group. Depuis, les citoyens concernés par la disparition des libertés les plus fondamentales peuvent donc se mobiliser, se rencontrer et tenter de faire entendre leur voix. Retraités, jeunes actifs, citoyens engagés et dissidents politiques se retrouvent dans le même cortège, tentant de reconquérir, au moins provisoirement, un espace urbain confisqué par un pouvoir autoritaire et peu enclin à la pluralité d’expression.
Persévérance et régularité contre Poutine
Malgré toutes ses années d’existence, le mouvement ne s’essouffle pas et continue d’attirer régulièrement, lors de ses manifestations moscovites, entre 1000 et 2000 personnes. Pourtant, le gouvernement de Vladimir Poutine aura par de nombreux moyens tenté de dissuader les opposants. En plus de la répression policière, dont les arrestations se sont parfois conclues par des peines de prison ferme, d’autres expédients ont été imaginés afin d’atténuer l’ampleur des manifestations. L’un des subterfuges favori des autorités consiste à parasiter les marches du 31 par la tenue d’évènements officiels. Parade militaire, rencontre sportive, manifestation pro-Kremlin ou encore « Amusements d’hiver » ont ainsi été organisés les mêmes jours. Pas assez pour décourager les citoyens les plus engagés, mais suffisant pour détourner les curieux qui seraient tentés de se joindre au mouvement. Plus récemment, la prise de position de certains leaders de « Stratégie-31 » en faveur de la présence russe en Ukraine a entrainé une plus grande tolérance de la part des pouvoirs publics.
Quel avenir pour « Stratégie-31 » ?
La longévité d’un mouvement traversé par des opinions aussi diverses que les motivations de ses leaders aura surpris plus d’un observateur. Que des proches d’un oligarque(1), qu’un nostalgique du communisme(2), qu’un parti libéral (3) et que des associations défendant les droits de l’homme puissent s’unir durablement dans la lutte pour la liberté de rassemblement témoigne de la volonté de changement régnant en Russie. Car « Stratégie-31 » s’inscrit parmi de nombreux autres mouvements de protestation, qui servent aussi, pour des Russes privés de débat politique, de lieux d’échange et de fraternisation autour d’idées partagées.
La médiatisation de ces manifestations et leur amplification par le biais des réseaux sociaux a aussi permis à la communauté internationale de prendre connaissance de la contestation, et de se mobiliser en sa faveur. Ainsi, Russes immigrés et défenseurs des libertés organisent à leur tour, les 31, des rassemblements à Berlin, Londres, New-York, Helsinki ou encore Tel Aviv. La situation politique, jusqu’ici inchangée en Russie, promet encore de nombreuses luttes à venir.
1 : Alexander Goldfarb et Andrei Sidelnikov, membres de « Stratégie-31 », seraient des proches du milliardaire Boris Berezovski.
2 : Édouard Limonov est le fondateur et le chef du Parti national-bolchevique.
3 : Solidarnost a notamment compté parmi ses membres Boris Nemtsov, assassiné à Moscou en février 2015.
Sources des photos : varlamov.me / theotherrussia.org / freedomrussia.com