Siem Reap, route 60. Il y a quelques années, le quartier, situé à six kilomètres du temple d’Angkor Wat, n’était connu que pour son immense marché nocturne, fréquenté par des centaines de Cambodgiens. Mais le lieu n’a pas échappé à la frénésie de construction qui s’est emparée de la ville. Tout au long de la route flambant neuve, qui mène directement au fameux temple classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, se succèdent les chantiers pharaoniques alternant hôtels et bâtiments administratifs. C’est cet emplacement qu’a choisi la Corée du Nord pour établir son musée, vaste édifice inspiré de l’architecture traditionnelle khmère, et tout entier dédié à la gloire de la civilisation angkorienne.
Plongée dans le passé d’Angkor
Le visiteur est accueilli par une peinture monumentale reproduisant le célèbre visage empreint de sérénité ornant le temple du Bayon. La déambulation se poursuit à travers un vaste couloir circulaire pavé de marbre, aux murs enjolivés de panneaux alternant cartes et photographies des principaux temples du site d’Angkor. Au centre de la pièce, des maquettes en bois reproduisent les 25 monuments les plus célèbres, Angkor Wat et Bayon, bien sûr, mais aussi Preah Khan, Ta Prohm, Baphuon… Tous reconstitués tels qu’ils se dressaient du temps de leur splendeur. Un guide avenant et intarissable rejoint les curieux et détaille la chronologie des constructions. Les six siècles durant lesquels la civilisation khmère s’est imposée comme l’une des grandes puissances d’Asie défilent ainsi sous le regard des visiteurs, qui peuvent mesurer, grâce à ces reproductions, l’ampleur de ces monuments aujourd’hui à l’état de ruines. Si l’accès aux maquettes est gratuit, la somme de 15 dollars sera demandée pour la poursuite de la visite.
1 600 mètres carrés de peintures
L’attraction principale réside dans la gigantesque fresque à 360 degrés, qui offre un panorama saisissant de la vie quotidienne au temps du roi Jayavarman VII. Batailles, scènes de la vie quotidienne et construction de temples se succèdent dans un style hyperréaliste, couvrant une superficie de 1 600 mètres carrés. Le guide précise fièrement que des modèles cambodgiens ont prêté leurs traits à certains personnages figurant sur le tableau. Celles et ceux qui auront déboursé les 5 dollars de supplément pourront visionner un film en images de synthèse narrant la construction du temple d’Angkor Wat.
Si la maîtrise des peintres ayant réalisé le grand panorama ne souffre aucune critique, la réalisation de l’animation, qui dure une vingtaine de minutes, semble tout droit sortie d’un autre âge. Enfin, la visite se termine par une boutique qui, en plus de proposer quelques produits locaux, offre la possibilité d’acquérir des œuvres de peintres nord-coréens ayant participé à l’élaboration de la fresque. Car tout ce qui est exposé dans le musée, maquettes, panorama, illustrations, a été réalisé par des artistes tout droit venus de Pyongyang.
Des artistes qui s’exportent à travers le monde
C’est à l’institut Mansudae qu’a été confiée l’élaboration de la gigantesque fresque. 63 artistes peintres ont été dépêchés de Pyongyang pour reproduire le plus fidèlement possible les scènes historiques directement inspirées des bas-reliefs khmers. Cette agence artistique, la plus grande du monde avec ses 4 000 employés, n’en est pas à son premier essai à l’international : en plus de réaliser la majeure partie des œuvres célébrant le régime de Pyongyang, ses artistes ont aussi collaboré avec de nombreux pays africains pour fournir peintures et statues, la plus célèbre étant le monument de la Renaissance africaine, au Sénégal. La Namibie, le Botswana et l’Angola ont aussi recouru aux services de l’agence. Une telle coopération internationale peut paraître surprenante, lorsque l’on sait à quel point la Corée du Nord demeure un pays secret, probablement le plus fermé au monde.
Diplomatie culturelle à Angkor
Comment, dès lors, justifier les 24 millions de dollars dépensés par une nation à l’économie exsangue, l’une des dernières à appliquer les préceptes les plus stricts du communisme étatique ? Sans doute le régime de Pyongyang cherche-t-il à faire évoluer son image auprès de l’étranger, jouant la carte du « soft power » culturel. Et quelle meilleure vitrine pour cela que la ville de Siem Reap, située à deux pas des temples d’Angkor, visités chaque année par plus de deux millions de personnes venues du monde entier ? De plus, l’installation du musée ne pouvait se faire que sous le regard bienveillant des autorités, qui maintiennent depuis longtemps des liens très étroits avec la Corée du Nord.
L’amitié entre les deux pays remonte aux heures sombres du Cambodge, lorsque le roi Norodom Sihanouk, renversé de son trône en 1970, avait bénéficié de l’hospitalité accordée par Kim Il Sung. Le monarque n’avait dès lors jamais cessé de rendre hommage à la « glorieuse République populaire démocratique de Corée » ainsi qu’à « Son excellence le Grand leader ». Des partenariats commerciaux ont été noués, et une avenue de Phnom Penh honore toujours le nom de Kim Il Sung. A Siem Reap, un restaurant, le Pyongyang, est lui aussi géré par des capitaux nord-coréens.
Une inauguration en grande pompe
L’ouverture du musée, après plus de quatre années de travaux, s’est effectuée le 4 décembre dernier en présence de M. Sok An, vice-Premier ministre du Cambodge, qui a vanté la qualité des œuvres exposées. Les bénéfices engrangés seront, durant dix ans, partagés entre l’institut Mansudae et l’autorité APSARA, l’agence officielle cambodgienne gérant le parc d’Angkor. Lorsque ces dix années seront écoulées, la totalité des recettes, ainsi que la gestion du musée, reviendront à l’organisme cambodgien.
Reste l’épineuse question de la rentabilité. Le vaste parking, écrasé par le soleil, demeure la plupart du temps désespérément vide. Et aucun autre visiteur n’a été croisé durant la déambulation. Le personnel interrogé reste quant à lui très vague sur le sujet, mentionnant que « de nombreuses personnes » arpentent chaque jour les couloirs du musée. La nouveauté de l’Angkor Panorama, ouvert depuis seulement quelques mois, et le manque de publicité expliquent en partie ce manque de fréquentation. Le prix de l’entrée peut lui aussi s’avérer dissuasif. Pourtant, ce bâtiment original mérite bien une visite, ne serait-ce que pour admirer le tour de force accompli par les artistes nord-coréens.
Sources des photos : Visions mag