ISTANBUL (Reuters) – L’afflux de milliers de détenus accusés de sédition depuis le putsch manqué du 15 juillet pousse le système carcéral et judiciaire turc au bord de la rupture.
Même si le gouvernement assure contrôler la situation, la surpopulation dans les prisons atteint de nouveaux records et les tribunaux sont débordés, sans compter que 3.000 procureurs et magistrats figurent parmi les suspects interpellés.
La population pénitentiaire en Turquie a triplé depuis l’arrivée au pouvoir du parti de la Justice et du développement (AKP) en 2002.
En mars, le pays comptait 188.000 détenus, soit 8.000 de plus que la capacité existante. Depuis la tentative de coup d’Etat, 12.000 personnes ont été placées en détention provisoire en attendant d’être jugées et des milliers d’autres sont encore en garde à vue, dont la durée a été étendue de quatre à trente jours par décret présidentiel.
« Pour faire de la place, ils les empilent les uns sur les autres », déclare Mustafa Eren, président du CISST (Société civile pour le système pénal), un groupe de défense des droits.
A la prison de Tekirdag, dans le nord-ouest du pays, six détenus s’entassent dans des cellules prévues pour trois. Dans la prison de Silivri, à l’ouest d’Istanbul, des détenus dorment dans le gymnase, dit-il.
Pour le gouvernement, il n’y a pas de problème dans les prisons. « Il n’y a pas de pénurie. Nous n’arrêtons pas d’investir dans notre système carcéral », explique un responsable.
SE RELAYER POUR DORMIR
D’après le numéro deux du principal parti d’opposition (CHP, Parti républicain du peuple) Veli Agbaba, pourtant, « les prisons avaient déjà dépassé leurs capacités avant le 15 juillet ».
« Des détenus dorment dans les couloirs ou les toilettes », accuse cet opposant qui a effectué des centaines de visites dans les prisons au cours des cinq dernières années en tant que responsable d’une commission d’enquête du CHP sur la condition des détenus.
La surpopulation est telle que des prisonniers sont obligés de se relayer pour dormir. Dans certaines cellules, des nouveaux lits ont été apportés, mais il n’y a plus d’espace pour marcher.
Le journal pro-gouvernemental Yeni Safak a rapporté que les autorités de la prison de Sincan, à Ankara, avaient installé une grande tente dans l’enceinte de la centrale pour y loger les putschistes présumés. Le gouvernement a rejeté l’information, assurant que tous les détenus sont enfermés entre quatre murs.
Aux yeux des mouvements de défense des droits de l’homme, la surpopulation carcérale constitue une nouvelle forme de torture pour des détenus qui, pour certains d’entre eux, ont déjà subi des mauvais traitements, comme l’ont montré des photos de prisonniers couverts d’hématomes ou portant des bandages.
« Les images montrent clairement que ces soldats ont été battus pendant leur garde à vue. C’est de la torture. Ce n’est même pas la peine d’aller enquêter. C’est un esprit de vengeance auquel il faut mettre un terme », déclare Ozturk Turkdogan, directeur de l’Association turque des droits de l’homme.
PÉNURIE D’AVOCATS
Le ministre de la Justice Bekir Bozdag a répondu cette semaine dans une interview à la télévision que la torture n’existait pas dans les prisons turques.
Il a ajouté qu’aucun tribunal ne serait capable d’absorber un aussi grand nombre de prévenus, qui pourrait monter jusqu’à 30.000 personnes, et il a annoncé la construction de nouvelles salles de jugement.
Les putschistes, a précisé le ministre, seront jugés à Sincan, un quartier d’Ankara symboliquement chargé car le théâtre, en 1997, d’une démonstration de force de l’armée qui conduisit le premier gouvernement islamiste de Necmettin Erbakan à démissionner.
Les suspects ont du mal à trouver des avocats pour les défendre, soit parce que les membres du barreau redoutent d’être associés aux putschistes, soit parce qu’ils sont personnellement révoltés contre la tentative de coup d’Etat, qui a fait au moins 246 morts.
Lors d’une récente visite en prison, un avocat s’en est pris ainsi à son client, un ancien commandant de l’armée de l’air, qu’il a tenté d’agresser avant d’être maîtrisé par les gardiens, a déclaré l’autorité pénitentiaire dans un communiqué.
Il y a dix ans, afin de réduire la surpopulation carcérale, le gouvernement avait créé un mécanisme en vertu duquel les détenus condamnés à des peines inférieures à dix-huit mois d’emprisonnement étaient libérés sur parole. Le CHP demande qu’il soit étendu aux peines inférieures à deux ans, mais le ministre de la Justice a rejeté cette hypothèse, estimant qu’elle pourrait nuire à l’ordre public.
Les autorités prévoient plutôt de construire de nouvelles prisons. S’adressant aux membres d’une commission parlementaire en janvier dernier, le chef de l’autorité pénitentiaire, Yavuz Yildirim, a déclaré que le pays comptait ouvrir 165 nouvelles prisons dans les quatre ans à venir et en fermer 131.
(par Seda Sezer et Daren Butler. Jean-Stéphane Brosse pour le service français)