Triangle d’or et opium : les dessous d’un commerce juteux
En 1988, l’ASEAN avait fixé l’objectif d’éliminer la production de drogue en Asie du Sud-Est en 2015. Pourtant le « Triangle d’or », région montagneuse de 200 000km où la Birmanie, la République démocratique du Laos et la Thaïlande se côtoient au bord du Mékong, pourrait être renommé le « Triangle de l’opium ». Décryptages.
Deuxième région productrice mondiale: Birmanie en tête
Bien que le Triangle d’or soit passé derrière l’Afghanistan comme région productrice d’opium depuis 2001, l’office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) a constaté que les efforts d’éradication n’ont pas encore porté leurs fruits(1). Depuis 2006, une recrudescence de la production d’opiacés alimente en effet les réseaux criminels transnationaux et menace le développement de la région.
Le Triangle d’or était le principal producteur d’héroïne dans les années 60 et 70, avec plus de 70% de la production mondiale. Aujourd’hui, le premier cultivateur en Asie du Sud-Est est la Birmanie avec 25% de la production mondiale et 89% de la production locale. Plus de 90% de la production birmane du pavot à opium est concentrée dans l’Etat du Shan, et le reste dans l’Etat du Kachin, des régions montagneuses émaillées de conflits récurrents entre des groupes rebelles armés et les forces gouvernementales. Le reste du pavot à opium est produit au Laos, principalement dans les provinces du nord du pays : Phongsali, Xiangkhoang et Houaphan.
Selon le dernier rapport de l’ONUDC sur la culture de l’opium en Birmanie et au Laos, la production de la culture de pavot dans ces deux pays a atteint un pic de 63 800 hectares en 2014, augmentant pour la huitième année consécutive et représentant le triple de la récolte de 2006. En 2014, 762 tonnes d’opium ont été récoltées, pour être transformées en 76 tonnes d’héroïne. Ce qui représente un marché de 16,3 milliards de dollars annuels pour le seul trafic d’opiacés et d’héroïne en Asie du Sud-Est. De quoi rafler la deuxième place sur le podium des plus grands producteurs mondiaux d’opium !
Thaïlande : succès des programmes d’éradication
En revanche, la culture de pavot a été éradiquée avec succès en Thaïlande. L’opium n’y est plus produit depuis les années 80 suite à la mise en place de programmes de réhabilitation offrant des alternatives économiques viables aux populations du nord du pays. Le projet Royal de 1969 et le projet Doi Tung en 1988 ont notamment connu un franc succès et servent de modèle pour les programmes d’éradication dans d’autres pays. La fondation Mae Fah Luang, avec l’appui de la famille royale a mis en place le Hall de l’Opium, un musée dédié à la histoire de l’opium dans la région qui se trouvant à la pointe du Triangle d’or, à 10km de la ville de Chiang Saen. Le Hall offre d’abord un panorama de la culture du pavot depuis 5000 ans et des produits dérivés de l’opium, puis s’intéresse à la production de drogues dans le Triangle d’or. L’exposition, qui invite les visiteurs à réfléchir sur les méfaits et la souffrance engendrée par la consommation d’héroïne, mérite le détour.
Des résidus de la production d’opium subsistent toutefois, et il est estimé que la culture de pavot s’élevait à 289 hectares en 2010, soit 40 à 60 tonnes – une bagatelle en comparaison des 800 tonnes annuelles pour la Birmanie et le Laos. L’enjeu principal consiste donc à stopper le trafic de drogue en provenance du Triangle d’or. Une unité spéciale policière, le centre contre le crime sur le Mékong, a été créée en 2011 afin de déjouer les trafics transitant par le fleuve. Les équipes se concentrent sur les saisies de l’héroïne birmane, mais également des pilules de méthamphétamines appelées « yaba ». 1,4 million sont produites annuellement dans la région pour une valeur de 8,5 milliards de dollars.
Plus de production donc, mais des problématiques réelles de contrôle du trafic d’une héroïne recherchée pour sa qualité exceptionnelle.
Consommateurs : une héroïne de qualité qui s’écoule sur les marchés mondiaux
Du côté des consommateurs, l’héroïne des deux lions autour d’un globe – emblème de l’opiacé provenant du Triangle d’or, est en effet réputée pour sa qualité supérieure à la drogue afghane. Elle s’écoule ainsi facilement sur l’ensemble des marchés locaux, régionaux et mondiaux ce qui expliquerait la recrudescence de la production d’opiacés en Birmanie et au Laos depuis 2006.
Concernant la demande locale, une grande partie de l’héroïne produite à partir de la culture de pavot est consommée sur place, notamment dans les villages producteurs en Birmanie et dans une bien moindre mesure au Laos et en Thaïlande. Les villages birmans sont en effet touchés de plein fouet par la toxicomanie des habitants. Les Nations unies estiment que 25% de la population de plus de 15 ans serait consommatrice d’opium dans les zones productrices. Dans l’Etat du Kachin, le taux d’addiction des jeunes s’élèverait à 65-70% et dans certains villages les seringues usagées jonchent le sol des espaces publics – même ceux de l’université de Myityiana.
A l’échelle régionale, l’Asie est le plus grand marché d’opium et d’héroïne avec deux tiers de la consommation mondiale. La Chine est de loin le plus gros marché mondial avec 1,3 million de consommateurs. Dans l’ensemble de l’Asie du Sud, le nombre d’utilisateurs d’opiacés s’élèverait à 3,3 millions et poserait des problèmes significatifs à Singapour, en Malaisie, en Indonésie et au Vietnam. Le kilo d’héroïne se vendrait autour de 3000 euros sur le marché du Triangle d’or, et grimpe jusqu’à 15 000 euros dans les mégapoles chinoises. Les surplus sont acheminés dans le reste du monde, particulièrement l’Europe et les Etats-Unis, où le kilo d’héroïne aux deux lions se vendrait au prix mirobolant de 66 000 à 120 000 euros. Un marché très juteux pour les narcotrafiquants, alors que les producteurs d’opium sont majoritairement issus de populations défavorisées.
Producteurs : pauvreté, insécurité alimentaire et guérillas
Du côté des producteurs, il s’agit en effet majoritairement de populations rurales pauvres, vivant dans des zones reculées montagneuses de la Birmanie et du Laos, sous-développées et menacées par l’insécurité alimentaire.
La Birmanie a été classé 150ème sur 187 pays dans le rapport sur le développement humain de 2014 du programme de Nations unies pour le développement (PNUD), et le Laos 139ème. Eligh, Chargé de l’ONUDC pour la Birmanie, explique pourquoi la production de l’opium est lucrative pour ces populations pauvres : « l’argent dégagé par la culture du pavot constitue une partie substantielle du revenu familial (…) les villageois menacés par la pauvreté ont besoin d’alternatives économiques durables ou ils continueront, en désespoir de cause, à développer l’opium comme une culture de subsistance ». En 2014, les familles productrices d’opium gagnaient en moyenne 15% de plus que les familles qui n’en produisaient pas : 2 040 dollars contre 1 730 dollars par an selon les chiffres de l’ONUDC.
En Birmanie, les groupes armées rebelles tirent avantage de la situation en imposant des taxes aux agriculteurs et en leur achetant directement l’opium, dans des zones volontairement maintenues dans un enclavement infrastructurel et coupées du gouvernement central, ce qui encourage les paysans à continuer à produire de l’opium voire à rejoindre les rangs des narcotrafiquants(2). Ceux-ci raffinent ensuite l’opium en héroïne et redistribue la drogue dans l’ensemble de la région puis dans le reste du monde, empêchant l’émergence d’un Etat de droit dans les zones productrices. Ainsi, malgré de nombreuses promesses d’éradication de l’opium – dont la dernière devait se matérialiser en 2015, le gouvernement de Naypyidaw ne parvient pas à mettre en place ces programmes faute d’avoir un contrôle suffisant sur ces zones grises de trafic et de rébellion.
Focus : la culture de l’opium chez les Hmong
Au Laos et en Thaïlande, l’opium a été cultivé majoritairement par les Hmong, une minorité ethnique qui s’est réfugiée dans les régions montagneuses du Triangle d’or après avoir été chassée de Chine en 1881.
Les Hmong ne consomment pas d’opium, à moins que cela ne soit à titre thérapeutique ou seulement pour les chefs de famille dont la subsistance de la lignée est assurée, c’est-à-dire vers 45-50 ans. Il existe toutefois un petit nombre d’opiomanes parmi les hommes jeunes, estimés à 0,5% de la population hmong. L’opium est donc principalement une culture vivrière – en parallèle d’autres cultures telles que le riz, le manioc, le maïs et les légumes – servant de monnaie d’échange pour se procurer d’autres biens qu’ils ne produisent pas(4).
Au Laos, au temps de l’Indochine française, la Régie de l’Opium avait le monopole du commerce de l’opiacé. Quand au début de la Seconde Guerre mondiale les routes commerciales d’importation depuis la Chine ont été perturbées, le gouvernement colonial se tourna vers les Hmong pour fournir l’opium vendu dans les fumeries d’opium de l’ancien Etat colonial. En quatre ans, la production d’opium par les Hmong aurait ainsi augmenté de 800%(4). Avec la fin de la colonisation, ce sont les Américains qui se sont rapprochés des Hmong.
Durant la « guerre secrète » au Laos qui eut lieu entre 1964 et 1973, la CIA entraina des troupes de Hmong qui se sont battus à leur côté face aux communistes (5). Une alliance formelle entre le gouvernement royal du Laos, les seigneurs de l’opium Hmong et la CIA fût formalisée, la CIA utilisant sa propre flotte pour transporter l’opium dans des raffineries établies dans le Triangle d’or, ce qui a alimenté les marchés mondiaux avec l’héroïne produite dans la région. A la fin de la guerre, le Triangle d’or est ainsi devenu le premier producteur mondial d’héroïne et l’est resté jusqu’en 2001.
La culture du pavot à opium demeure un enjeu crucial au Triangle d’or aussi bien pour les producteurs menacés par la pauvreté, l’insécurité alimentaire et les conflits armées, que pour les millions de consommateurs à travers le monde. Une sombre réalité qui ne doit toutefois pas démesurément ternir les beautés d’une région qui offre des richesses naturelles, culturelles et ethniques inespérées.
1 : 224 000 hectares sont destinés à la culture de l’opium en Afghanistan et 6400 tonnes ont été produites en 2014.
2 : Pour une excellente présentation de la production d’opium dans la région et des réseaux de trafiquants, voir Martial Dassé, « Les réseaux de la drogue dans le triangle d’or », Cultures & Conflits, automne 1991, http://conflits.revues.org/111
3 : Pour plus d’information, voir Gary Yia Lee, « The Shaping of Traditions: Agriculture and Hmong Society », PhD, Hmong Studies Journal, 2005, 6, pp 1-33.
4: Gary Yia Lee, « The Effects of Development Measures on the Socio-economy of the White Hmong », PhD, Département d’Anthropologie, université de Sydney, 1981.
5 : Pour plus d’information sur la guerre secrète, voir http://legaciesofwar.org/about-laos/secret-war-laos/
Sources des photos : visions mag