Canan Kaftancıoglu, l’autre visage de la Turquie
Le 31 mars 2019, un coup de tonnerre ébranle le pouvoir de Recep Tayyip Erdogan. Tandis que peu à peu s’affinent les résultats des élections municipales, de grandes villes jusqu’alors tenues par l’AKP, le parti présidentiel, basculent dans l’opposition. Istanbul, l’ancienne capitale ottomane, fait partie des métropoles rebelles à la mainmise du président turc. Très engagée dans la campagne du nouveau maire, Canan Kaftancıoglu fait figure de principal artisan dans la victoire du Parti républicain du peuple.
Épée de Damoclès
Féministe, pro-LGBTQ, militante infatigable en faveur des droits de l’homme, éprise de liberté et hostile à toute forme de violence politique. Autant de caractéristiques qui ne peuvent que déplaire à l’extrême conservatisme qui règne en Turquie depuis 2003. Pourtant, le parti de Canan Kaftancıoglu aura mis longtemps à se réformer, victime d’une image poussiéreuse et dépassée. Fondé en 1923 par Mustafa Kemal, le Parti républicain du peuple, ou CHP, a été balayé dès le début des années 2000 par l’AKP créé par Recep Tayyip Erdogan.
Nommée à la tête de la section stambouliote du CHP en 2018, cette fille d’instituteur issue d’un milieu modeste et rural a participé à la victoire du 31 mars 2019. Non sans heurts : la militante doit actuellement faire face à une accusation de « soutien au terrorisme » et « insulte au chef de l’État » pouvant lui faire encourir une peine de dix ans de prison. Après le rejet de son appel le 23 juin dernier, madame Kaftancıoglu attend son pourvoi en cassation comme ultime recours.
Mémoire et avenir
Cette condamnation pourrait mettre un terme à un engagement commencé dès les premières années d’études. Alors qu’elle se forme à l’université d’Istanbul pour devenir médecin, Canan Kaftancıoglu fréquente les milieux progressistes estudiantins, choisit pour sa thèse le thème de la torture et s’offusque contre l’interdiction faite aux femmes voilées de suivre les cours. Car longtemps, le parti auquel elle adhère aujourd’hui a fait l’objet de critiques pour son nationalisme et sa laïcité parfois intransigeante.
Devenue médecin légiste, la passion de la politique l’implique de plus en plus dans une carrière menée à l’aile gauche du CHP. Avant cela, une large partie de son énergie aura été consacrée à la branche nationale de la fondation des droits de l’Homme, puis au sein de la Collective Memory Platform, association visant à réunir les familles ayant été victimes d’assassinats politiques. Une cause qui la touche personnellement, puisque son propre beau-père, Umit Kaftancıoglu, a été retrouvé mort en 1980 et qu’une large part d’ombre recouvre encore l’affaire.
« Amour radical »
La prouesse concrétisée lors du dernier scrutin et consistant à rassembler un électorat épars est le résultat d’un travail de longue haleine mené depuis 2011. C’est à partir de cette date que Canan Kaftancıoglu concrétise son engagement auprès du CHP d’Istanbul, passant de nombreuses années en tant que responsable de la culture et de la communication avant d’être nommée présidente adjointe de la section.
Au cours de ces années d’engagement, Canan Kaftancıoglu aura finalement su concilier différentes tendances au sein d’une opposition fragmentée et divisée. Tendant la main tant aux minorités qu’aux religieux modérés, cette idéologue au franc-parler détonnant a réussi à porter son candidat à la tête d’une mairie hautement stratégique et symbolique. D’une manière jugée par certains peu orthodoxe, faisant parfois grincer des dents les caciques du parti en reconnaissant le caractère génocidaire des massacres de 1915 et en initiant un dialogue avec les Kurdes indépendantistes.
Cet axe politique, qu’elle a baptisé « Amour radical », tranche avec celui, nettement plus clivant, de ses adversaires. Un autre de ses slogans, « Tout ira bien », suffira-t-il à lui porter chance face au jury qu’elle devra bientôt affronter ? L’avenir du vieux CHP pourrait en dépendre.
Sources des photos : Cumhuriyet.com.tr , evrensel.net , slate.fr et sozcu.com.tr